« Me parle même pas des devoirs, ça m’intéresse pas ».
Elle s’agite du haut de ses grandes
jambes en enfilant ses pantoufles roses à paillettes. Elle a la peau claire, le
regard rieur et un air malicieux. Une sensibilité à fleurs de peau et un
courage de mauviette aussi. De grands cheveux blonds cendrés qui grimpent avec
un air de petite dame, une à une, les marches qui mènent à l’étage principale
de la maison. En posant son sac sur la rampe des escaliers, elle saute à pieds
joints sur le canapé et prévient son père d’un ton innocent : « Ah me
parle même pas des devoirs, ça m’intéresse pas».
Du haut de ses 5 ans « presque six »,
elle est entrée dans la vie des grands un matin tout gris de septembre. Et
depuis, c’est tous les jours la même rengaine : réveil en fanfare à 7h
pour finir derrière un bureau de 8h30 à 16h30. Au programme : récit du
week-end, découverte des sons, apprentissage des lettres, guerre des crayons
avec les copains, lecture et déchiffrages des nombres. A l’heure de la récré,
la grande blonde va pouvoir enfin souffler et s’en donner à cœur joie dans la
cour de récréation. Plus d’obligation, pas de contrainte, plus d’ordre à
respecter, pas de consignes à appliquer. C’est autant de temps pour des histoires
à imaginer et des bêtises à raconter en toute liberté. Elle court avec Laurie, sa
nouvelle meilleure amie depuis mardi, jusqu’au mur en béton qui tapisse le fond
de la cour. Puis quitte à faire, si on se faisait un détour par les
toilettes ? Sauf qu’une fois de retour, c’est le maître qui se
fâche : pas de petite blonde dans la cour, ni dans la classe, non plus
dans les vestiaires. L’esprit léger et la vessie libérée, l’électron libre se
retrouve ni une ni deux punie. Privée de récré pour la journée. Même si le
maître lui explique « qu’il faut prévenir, qu’on part pas toute seule au
toilette sans demander l’autorisation », elle trouve ça trop injuste. Pourquoi
la vie est-elle si compliquée avec les adultes ? Avec ses grandes mains
toutes fines, elle redessine le monde en parlant avec ses copines de CP. Prenant
un air grave, elle leur explique plein de choses sur la vie : sa sortie en
poney du dimanche, son dernier dessin animée, comment on écrase du raisin pour
faire du vin avec ses pieds, comment il sera son futur amoureux et elle balaye
d’un revers de main sa grande tresse digne de la Reine des neiges
« Tu restes manger avec
nous ? »
A la maison, c’est tout un marathon. A
l’aise dans ses pantoufles dernier cri, elle gesticule à tout va. Elle
papillonne comme une folle. Elle batifole, elle grogne. Elle s’agite. Dans tous
les sens. Sur le canapé, autour de la table de la cuisine, dans les jambes de
sa mère. Elle parle beaucoup. Elle pose des questions. Beaucoup de
questions : « C’est à qui ça ? ». Attends deux minutes. « C’est
à toi ça ? ». Stop, tu ne vois pas qu’on discute ? « Tu
restes manger avec nous ? ». A la table du goûter, assise sur une moitié
de fesse, les pieds qui tourbillonnent dans le vide, elle dit à sa mère d’un
ton nonchalant tout en croquant dans un choco : « En plus, la nounou veut
pas mettre la télévision, elle est méchante, je veux plus y aller. » Un
message chargé d’un savant mélange de tristesse et de colère. Auquel s’ajoute un regard de cocker qui apitoye
immédiatement ses parents. « Et aussi, j’ai même pas le droit de m’asseoir sur
le canapé ». Le regard grave, elle sait que ses parents vont être bouleversé
par ses révélations. Et si leur grande fille était malheureuse chez sa nouvelle
nounou ? Au cas où, ça marcherait, elle se promet en secret de se mettre à pleurer pour de bon demain matin à
l’heure du départ.
Après avoir fini la vaisselle, sa maman
vient la voir pendant son coloriage, s’accroupit prés de la chaise, d’une main tient
le rebord en bois et de l’autre caresse le front de sa toute petite fille:
« Si elle n’est pas gentille Nounou, je l’appelle demain pour en parler
avec elle. » Son masque grave de petite fille malheureuse tombe
soudain : « Oh mais non tu sais, Nounou, elle est minuscule méchante,
c’est pas si grave ». Sa sœur l’appelle, un autre sujet capte son attention et comme
par enchantement le mal a disparu, la voilà qui bavarde de tout autre chose
avec la petite brunette. Le regard léger, toute décontractée, elle rigole en lui
enlevant son bavoir: « Attend ma puce, je vais te descendre de là ».
Comme une mère protectrice, comme une grande personne responsable, elle veut se
rendre utile. « Maman, je range les cuillères ». L’occasion pour la « mère-tresses »
improvisée de lui faire réviser ses chiffres : « Et il y a combien de
cuillères dans le tiroir ? » lui lance-t-elle d’un air complice.
« Dix-zuit, tout pile » crie la
grande enfant comme un signe de victoire. Elle a relevé le test du tiroir à
couvert avec brio. Ce n’est pas ces
chiffres qui vont l’arrêter, non mais. C’est promis, cette nuit, elle
l’apprendra pas cœur. Demain, dix-zuit ça sera devenu son nombre fétiche. L’œil
doux et un sourire malin en coin, c’est en montant se brosser les dents qu’elle,
demande légèrement quand est-ce qu’elle aura le droit d’avoir un téléphone et
une brosse à dents électrique pour faire comme les grands. Vouloir faire comme
les grands. Et c’est pourtant ce même petit bout de femme qui s’effondre en
larmes quand qu’elle n’arrive pas à entendre le son A dans le mot carotte, que
sa robe de princesse est devenue trop petite, qu’elle n’aime pas la macédoine et
qu’elle n’arrivera pas à s’endormir si elle ne voit pas la petite lumière au
fond du couloir.
Un goûter, des devoirs, une douche, une
soupe à la carotte dans laquelle elle n’arrive toujours pas à entendre le son
A, une histoire de princesse, une lumière dans le couloir et on est repartie
pour un tour. Elle a six ans et toutes ses dents. Elle est belle quand elle
court face au vent. Elle a envie d’être une grande, de dormir dans le lit de
ses parents parce que la nuit il y a des fantômes, d’entendre le son A dans le
mot Carotte « comme tout le monde », de se raser les jambes pour de
vrai, de devenir une princesse un jour, d’avoir un cheval, de se maquiller
comme les femmes, d’aller au concert de Black M même si c’est pas fait pour des
petites filles de son âge comme dit sa maman, de dire des gros mots qui font rire
mais si ça fâche les grands et surtout, surtout de ne pas faire ses devoirs.
Grandir dans la peau d’un enfant tout
en voulant devenir un adulte. Terrible injustice. Grosse arnaque. Enorme
frustration.
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